Portraits d’athées : « Pour vivre libre, j’ai dû fuir mon pays », Charlie Hebdo, 24 August 2022
Celebrating dissent (célébrer la dissidence) est l’un des plus grands rassemblements d’athées et de libres penseurs du monde entier. Nous y avons assisté les 20 et 21 août, à Cologne. Un évènement organisé par Maryam Namazie, co-fondatrice du Council of Ex-Muslims of Britain, basée en Grande-Bretagne, et par l’Association des libres penseurs du Liban. Nous avons rencontré à cette occasion certains de ces athées venus des quatre coins du monde, aux parcours et au courage impressionnants. Les « Ex-muslims » étant les plus menacés, certains sont en danger de mort, nous avons choisi de les mettre en avant tout particulièrement. Témoignages et portraits.
Fauzia Ilyas, athée du Pakistan
Elle est née l’année de la fatwa lancée contre Salman Rushdie, en 1989, et comme l’écrivain, elle est menacée de mort, et parfois sous protection policière quand elle intervient dans des conférences. Au Pakistan, dès son plus jeune âge, elle doit lire le Coran, « même si,dit-elle, on ne comprend rien, car l’arabe n’est pas notre langue maternelle, ma langue, c’est le pendjabi, nous lisons donc sans comprendre ». Un jour, elle se met à lire des traductions. « Plusieurs choses m’ont interpellée, comme le fait de tuer les mécréants. » En tant que jeune fille vivant au Pakistan, elle subit de plein fouet la condition terrible qui est réservée aux femmes : « J’ai été mariée de force, mon mari m’a interdit de continuer mes études. » « Au Pakistan, tu es toujours sous la domination de quelqu’un, ajoute-t-elle. Tu passes du joug de ton père et de ton frère à celui de ton mari. »Pire, elle est victime de violences sexuelles de la part de son conjoint. « Ma famille m’a demandé de me taire, et quand je m’en suis plainte, elle m’a dit de m’en remettre à Dieu. » Étonnamment, malgré des prières, cela ne s’arrange pas… Elle parvient à obtenir le divorce devant un tribunal, mais perd la garde de sa fille. « J’étais considérée comme une mauvaise mère, car je critiquais la religion musulmane. Elle était toute petite quand je l’ai vue pour la dernière fois, aujourd’hui, elle a 14 ans. J’ai supplié mon ex-mari de pouvoir la revoir, mais il n’a jamais accepté. »Elle se remarie avec un libre-penseur qu’elle rencontre au Pakistan et fonde Atheist & Agnostic Alliance Pakistan. En six mois, 1 000 personnes y adhèrent : « J’étais très surprise », dit-elle. L’organisation leur permet de ne plus se sentir isolées dans leur remise en cause de la religion, même si elles doivent rester très discrètes. Mais on découvre qui a fondé la plateforme. Fauzia est alors poursuivie pour blasphème, qui est passible de la peine de mort. Elle doit fuir aux Pays-Bas en 2015, elle y réside actuellement, fière d’avoir pu reprendre des études et d’avoir enfin son diplôme d’avocate. Elle y a eu deux enfants, mais elle a appris récemment que sa première fille, restée au Pakistan, est scolarisée dans une école coranique. « Je n’ai que mes yeux pour pleurer, je suis totalement impuissante. » ●
Ahmedur Rashid Chowdhury, dit Tutul, athée du Bangladesh
Il est le survivant d’une attaque islamiste au Bangladesh. La fracture entre militants laïques et islamistes radicaux est intrinsèquement liée à histoire du pays. Depuis les années 1940, une rivalité oppose deux courants identitaires : les conservateurs du Bangladesh Nationalist Party (BNP), pour qui l’islam est religion d’État, et la Ligue Awami, parti de mouvance laïque qui ne veut favoriser aucune religion. En 2016, la Haute Cour de justice du Bangladesh a finalement confirmé l’islam comme religion d’État. Tutul fait en tout cas partie d’une minorité éclairée, qui se bat pour les libertés. En 1990, il lance un magazine de libre-pensée édité en bengali, Shuddhashar, qui veut dire « la parole libre ». Puis, en 2004, il se lance dans l’édition, publie plus de 1 000 livres sur l’homosexualité et l’athéisme. Non sans recevoir des menaces de mort. En 2015, des islamistes établissent une liste de libres-penseurs à assassiner. Plusieurs blogueurs athées sont tués, les attaques sont revendiquées par al-Qaida dans le sous-continent indien (Aqis). Tutul est agressé à la machette, grièvement blessé. Il doit se réfugier en Norvège l’année suivante. Il a relancé son journal depuis ce pays, qui est maintenant édité en anglais. Il s’apprête à publier un premier e-book : (Re)imagining Queer Utopia : Voices from South Asia. A-t-il peur aujourd’hui ? « Je ne veux pas avoir peur, nous répond-il. Mais dernièrement, lorsque je suis intervenu à Paris, à la fin de la conférence, deux Bangladais sont venus me voir pour me dire que ce n’était pas bien ce que je disais, que je ne devais pas renier ma religion. Alors, quand Rushdie a été agressé, j’ai réalisé qu’ils auraient pu m’attaquer eux aussi, même en France. »
Rana Ahmad, athée d’Arabie saoudite
Cette jeune femme âgée de 37 ans vit et écrit sous ce pseudonyme, car apparaître sous son vrai nom serait trop dangereux pour elle. Elle a fui son pays pour échapper à la mort. Mais comment devient-on athée quand on vit en Arabie saoudite ? « J’ai grandi dans une bulle, je ne connaissais même pas ce que signifiait le mot « athée », je ne connaissais pas le mot en arabe. La religion était mon identité. » Elle lit beaucoup et, peu à peu, se met à se poser des questions. Elle commence aussi à subir la vie que l’on impose aux femmes en Arabie saoudite. Son grand-père lui prend son vélo car il n’est plus possible qu’une petite fille en fasse. Adolescente, elle est agressée sexuellement par un membre de sa famille, mais impossible de le dénoncer, c’est elle qui irait en prison. Elle est menacée de mort par son propre frère, qui pense qu’elle a une relation amoureuse. Elle a quand même le droit d’étudier à l’université, mais c’est parce que filles et garçons sont séparés.
À l’âge de 26 ans, elle commence à se dire athée. Elle ne supporte plus l’existence qui lui est imposée et décide de partir. Mais comment faire, lorsque l’on peut à peine marcher seule dans la rue dans son propre pays ? Elle demande au directeur de l’hôpital dans lequel elle travaille la permission de sortir du pays, elle fait croire qu’elle doit se rendre en Turquie voir sa sœur à l’hôpital, imite la signature de son père. Elle quitte son pays avec seulement son ordinateur et 200 dollars. « Arrivée en Turquie, la première chose que j’ai faite, c’est d’enlever mon voile, enfin, je sentais le soleil sur ma peau ! » Après quelques mois, elle parvient à gagner l’Allemagne, illégalement. « Je n’avais pas le choix, j’ai tout fait pour avoir un visa », tient-elle à nous préciser.
On mesure ici l’importance du réseau international d’athées : elle est alors en lien avec l’organisation Atheist Republic, qui lui vient en aide, lance un crowdfunding, elle récolte 4 000 euros qui lui permettent de repartir de zéro en Allemagne. Elle écrit un livre, traduit et publié en français en 2018 : Ici, les femmes ne rêvent pas(éd. Globe). Elle fonde elle-même un réseau, Atheist Refugee Relief, afin d’aider les réfugiés athées. Elle dit se sentir maintenant en sécurité, mais elle a récemment appris que son frère a essayé de trouver quelqu’un en Allemagne pour l’assassiner. ●
Halimat Salat, athée du Kenya
Comme les autres activistes athées présents au Celebrating Dissent, Halimat Salat parle dans les conférences avec une liberté et une détermination qui sont impressionnantes. Pourtant, elle revient de loin. Halimat est née à Garissa dans un petit village du Nord-Est du Kenya dans une famille très stricte religieusement et très conservatrice. « Pourquoi mon frère est-il traité différemment de moi ? », se demande-t-elle. Peu à peu, elle prend ses distances avec la religion et la tradition de sa famille. Devant son attitude, sa famille se dit qu’elle est « possédée ». Elle subit alors la Roqya, sorte d’exorcisme propre à l’Islam. À 22 ans, elle décide de couper avec sa famille, loue une chambre à Nairobi, capitale du pays, trouve des petits jobs et, peu à peu, se reconstruit. « C’était extrêmement difficile, j’étais la première de ma famille à oser faire ça. » Grâce au forum du Council of Ex-Muslims of Britain, elle entre en contact avec d’autres personnes qui, comme elle, ont pris leur distance avec la religion. « C’était tellement important pour moi, pour ne pas me sentir seule. Sinon, tu penses que tu es folle quand tu vis dans un environnement aussi conservateur. » Elle commence à travailler comme reporter, rencontre un homme qui n’est pas de confession musulmane, avec qui elle a une fille. Elle essaye alors de renouer avec sa mère. « Quand elle voit ma fille, elle me dit : « Je ne veux pas de cette chose haram » ».Sa mère n’acceptait pas que le père ne soit pas musulman. Lorsqu’Halimat se sent menacée par sa famille, elle décide d’immigrer aux Pays-Bas, d’autant que son compagnon est européen. « Je voulais que ma fille soit éduquée dans une société libre », ajoute-t-elle. « Mais je ne disais toujours pas publiquement que j’étais athée. Pendant trois ans, je me demandais : « Mais pourquoi je ne le dis pas publiquement, je suis dans un pays libre ! » ». Aujourd’hui, elle est devenue militante athée, et créé même des poèmes autour de l’athéisme. C’est à la fin de la discussion que l’on apprend le pire : ce qu’elle a vécu, dans sa communauté, lorsqu’elle était enfant. « J’ai été excisée, nous dit-elle. Ce n’est pas dans le Coran, mais ma communauté le considère comme obligatoire. » Réfugiée aux Pays-Bas, elle est engagée aussi en tant que féministe. « J’ai été invitée à la Women’s March aux Pays-Bas, pour intervenir dans une conférence. Lorsque j’ai expliqué que je voulais dire qu’à mes yeux le Hijab est misogyne, on m’a répondu par mail : « Nous voulons être inclusive, certaines portent le hijab dans l’assemblée, nous ne pouvons pas vous inviter. » J’ai donc été désinvitée », déplore-t-elle. Comme quoi, il n’y a pas qu’en France que certaines féministes abandonnent tragiquement ces femmes qui ont fui l’obscurantisme. ●
Zara Kay, athée de Tanzanie
La jeune femme est née dans une communauté de chiites très conservatrice de Tanzanie. « En tant que chiite, tout ce qui vient des ayatollahs iraniens est très suivi chez nous. Beaucoup se sont réjouis de l’agression de Rushdie », déplore-t-elle. Elle commence à prendre ses distances avec la religion vers 14 ans, notamment car elle ne comprend pas les inégalités de traitement avec ses frères ni que ses amis LGBT ne puissent pas avoir les mêmes droits qu’elle. Obligée de porter le voile dès l’âge de 8 ans, elle cesse de le porter à 18 ans, puis, à 24 ans, ose se présenter comme « ex-muslim ». Non sans culpabiliser : « J’avais peur d’humilier ma famille. Quand je me suis présentée comme athée pour la première fois sur les réseaux sociaux, j’ai été totalement ostracisée par ma communauté. Ma famille a souffert de ça. » Pour vivre librement, elle quitte son pays, elle part en Australie faire des études d’ingénieur, (c’est la première de sa famille à aller à l’université), où elle devient ingénieur de support technique pour Google, puis elle déménage à Londres et réside maintenant en Suède. En 2020, alors qu’elle rend visite à sa famille en Tanzanie, elle est arrêtée à Dar es Salam, placée en garde à vue deux jours. « Ça a été orchestré par la communauté chiite pour me nuire et me faire taire », dénonce-t-elle. Depuis l’Australie, elle fonde Faithless hijabi, pour venir en aide aux femmes musulmanes qui prennent leur distance avec la religion. « Plusieurs femmes m’ont confié leur histoire sur les réseaux sociaux. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. On a identifié que la santé mentale était un souci pour ces femmes, car elles reçoivent énormément de menaces de mort en ligne. » Faithless hijabi met en lien plusieurs femmes avec des psychologues qui se sont spécialisés sur ce traumatisme. Le réseau a pu aider ainsi une cinquantaine de femmes en Arabie saoudite, Égypte, Jordanie ou encore Algérie. Le réseau aide aussi les réfugiés et pointe certaines incohérences dans la politique de certains pays. « Certains pays ne reconnaissent pas les « non religieux » ou « athées » comme une minorité en danger ! » ●